Légende, rêve capricieux tissé de fils dor, conduis-nous, sur tes rythmes ensorcelants, hors des bords du réel, enchaîne nos esprits et nos coeurs des liens de l'amour plus puissants que la haine et la mort.
Ainsi, au soir tombant, assis face au lac tragique, parlait Raleva, le vieux conteur,
à son jeune auditoire, suspendu au récit de cette désespérante idylle. Et il continua.
Elle était bien belle, cette Velohanta, belle comme nos filles de
l'Ankaratra, droite et mince telle la tige du riz mûrissant, son profil d'une finesse exquise,
ses yeux de velours à la douceur d'une caresse sous l'arc de ses longs cils, ses lèvres rouges et
humides entre deux rangs de dents petites pareilles à la chair blanche du manioc, sa chevelure légère divisée en fines tresses d'ébène, son corps ambré à la souplesse du palmier et sa
jeune poitrine à peine dessinée sous le lamba qui la drapait, sans bracelets ni colliers.
Qu'elle était séduisante, lorsque ses pieds foulant la poussière rouge du chemin, avant le
repas du soir et tenant sur sa tête de son bras arrondi la cruche pleine, elle revenait de la
source où elle avait puisé. La voyant ainsi, chacun se sentait envahi du frémissement divin
de la beauté.
Beniomby était un solide garçon de nos campagnes, alerte et courageux, ses bras
nerveux que le travail avait durcis étaient prompts à briser les mottes de terre, son regard
bon comme un sommeil sans rêves, sa jeunesse éclatant en un corps harmonieux, depuis ses
amples épaules musclées jusqu'à ses reins étroits. Lorsqu'il cheminait, ceint de son lamba
et portant Yangady, les plus belles filles des villages, en s'en cachant pudiquement, le
suivaient longuement du regard. Mais, lui, ne se laissait émouvoir qu'au clair sourire de sa
bien-aimée.
Depuis quand s'aimaient-ils ? Depuis toujours, sans doute. Depuis qu'enfants, nés
au même lieu, ils s'ébattaient ensemble et jouaient à longueur de journées. Il fallait, pour les
séparer, lors du repas qui précède le coucher, que la mère de Velohanta appelât sa fille de
sa voix aigre, tandis que Rangory hélait également son fils. Ce tendre amour d'entants
n'avait fait que croître avec les ans, sans qu'ils en aient eu conscience. Tous deux, main
tenant qu'ils avaient franchi la nubilité, s'aimaient d'une passion forte et douce, née comme
le grain des semailles germe et croît, telle la rizière lève et dore sa moisson.
Mais la vie n'est pas un conte.
Velohanta, fille de Radaoro, habitait la plus belle maison du village et son père
en possédait bien d'autres. Son troupeau de bœufs était incomptable, ses bouviers légion,
ses terres vastes et fertiles. Son domaine s'étendait jusqu'au petit bois de tapias juche au
sommet de la colline sombre où, sous le feuillage épais, les vers à soie filaient silencieusement
leurs cocons. Velohanta et sa mère les dévidaient sur la quenouille et les tissaient a leur
métier en beaux lamba rayés de noir et d'ocré. En un mot, Radaoro était noble, riche en
bœufs, en terres et en esclaves.
Rangory, mère de Beniomby, était une pauvre veuve, ne possédant ni terres ni
bœufs Leur hutte était humble. Bien que de condition libre, mère et fils menaient une âpre
existence, où chaque jour était une lutte contre le dénuement. Depuis que son mari l'avait quittée pour l'éternelle nuit, Rangory avait peiné pour élever son enfant. Mais, à présent,
elle était usée par ce trop long assaut de la pauvreté. Beniomby, dès qu'il en eut la force,
prit la relève, ne laissant à sa mère que les soins du ménage. N'ayant pas de terres, il se
louait aux hasards des labours et des moissons, dans les rizières proches. Mais l'embauche
était irrégulière et, bien qu'il fût toujours décidé au travail qui s'offrait, à peine avait-il pu,
par son labeur, arrondir leurs maigres ressources.
Aussi, lorsque les deux enfants eurent grandi, leurs parents s'évertuèrent-ils à les
séparer.
« N'es-tu pas honteuse, disait Radaoro, de courir sans cesse après le fils de cette
pauvresse sans caste ? Te voilà en âge de te marier. Les beaux partis ne manquent certes
pas. N'as-tu pas remarqué les jeunes gens bien nés qui passent et repassent devant notre
porte, n'attendant qu'un signe pour entrer ? Ils me comblent de prévenances. Leurs parents,
aux biens estimables, me témoignent respect et amabilité. Ce n'est pas pour Radaoro et
sa vieille femme qu'ils font ainsi les empressés. Dorénavant, je t'interdis de rencontrer
ce miséreux, et, s'il rôdait par ici, je le chasserais vertement sois-en avertie.»
De son côté, Rangory, en pleurant, disait à son fils qu'elle chérissait : « Beniomby,
l mon petit, je suis glorieuse de ton courage et de ta belle prestance, mais je sais où penche
ton cœur. Avec quelle dot veux-tu aller frapper à la porte du riche Radaoro ? Tu le sais
entiché de sa noblesse et de ses biens. Le rang et la richesse sont des obstacles insurmontables. La pauvreté n'est pas un vice, mais elle nous dépouille de tous attraits. Je me suis
rompue pour toi à la tâche, malgré le sort ingrat. Toi-même, tu t'évertues chaque jour,
mais l'argent dont on paie parcimonieusement ton travail suffit tout juste à nous faire
subsister. 0 mon fils adoré, je sais ce qu'il t'en coûtera. Pourtant, chasse de ton cœur cet
amour sans espoir. Recherche d'autres filles qui nous accueilleront volontiers. Il ne
manquera pas, humble parmi les humbles, belle entre les belles, de fille assortie à notre
condition, qui sera heureuse et fière de devenir ton épouse. Si la pauvreté s'est déjà installée
à notre foyer, n'y fais pas entrer le déshonneur avec la honte.»
Ainsi éloignés, les deux amants vivaient dans l'angoisse.
C'est pourquoi le beau visage de Velohanta se ternit de tristesse. C'est pourquoi le
franc regard de Beniomby s'assombrit.
Mais Velohanta avait une vieille esclave, Raivo. C'est elle qui avait élevé la fillette et,
dans sa détresse, elle s'était attachée à l'enfant, comme le chien sakalava à son maître. Elle
avait reporté sur elle toute l'affection rebutée de son vieux cœur. Si elle la chérissait, comme
la lumière et sa vie, elle aimait aussi l'avenance de Beniomby. Elle savait leur amour partagé.
Elle n'ignorait pas la défense que lui avait faite Radaoro de laisser aller sa fille vers son
jeune compagnon et l'ordre de chasser impitoyablement celui-ci s'il venait errer aux alen
tours. Mais pouvait-elle laisser pleurer et se consumer d'amour celle qu'en son esprit et son
cœur elle regardait comme sienne ? Voudrait-elle écarter Beniomby de son unique joie ?
Radaoro était un maître dur et cruel. Sa femme édentée ne savait ouvrir la bouche que pour
commander ou menacer et crier sa colère. Malgré tout, la pauvre Raivo, avec son vieux
visage ridé et noir comme la marmite où bout le riz, avait l'âme trop compatissante pour
séparer les tendres amoureux. Aussi fréquemment, se faisait-elle le messager discret et
ardemment attendu. «O Mama, la suppliait, en sanglotant Velohanta, vas donc dire à
Beniomby qu'il m'attende ce soir encore, près de la fontaine. Je ne puis vivre sans le voir.»
«O neny be, la priait à voix ardente et retenue Beniomby, quand il la croisait, dis à Velohanta
que la vie est trop cruelle pour moi si je ne l'ai pas à mes côtés.»
Mais les jaloux épiaient les amoureux et rapportaient à leurs parents leurs rendez-vous
furtifs. Si bien qu'un jour, Radaoro, après l'avoir battue et traînée de force jusqu'en sa
chambre, y enferma Velohanta à double tour. Il menaça de la tuer si elle revoyait jamais
Beniomby et couvrit celui-ci d'injures, lui et sa famille, jusqu'à un nombre incalculable de
générations.
Le soir même, l'amoureux désemparé rencontra Raivo seule à la source. Elle le mit au
courant. «O neny be, ô, implora-t-il, se peut-il que je ne la revoie plus et qu'elle ne soit
jamais ma femme ? Je préfère mourir. Je t'en supplie, par l'affection que tu lui portes,
obtiens d'elle qu'elle vienne me retrouver un dernier soir au bord du lac. Je lui ferai mes
adieux. Ensuite nous nous abandonnerons chacun à notre sort. Que je puisse, au moins, la
serrer en mes bras une dernière fois avant de partir au pays d'où nul ne revient.»
Le cœur de la vieille servante fondit à cette prière et devant Beniomby tout en
larmes : «Fils clier à mon âme, parcelle de ma vie, lui dit-elle, je suis trop vieille pour craindre
les effets de la colère de mon maître. Ma chétivité ne peut pas plus pour toi ni pour elle,
mais quoi qu'il puisse m'arriver, tu la reverras cette nuit à Tritriva. Attends-nous avant le
lever de la lune, au nord, en haut du lac. Elle y sera. Nul ne nous surprendra à cette heure.
Après, ce qui sera, sera.»
Demeuré seul, Beniomby réfléchissait. Plus il se perdait dans ses pensées amères,
plus il n'entrevoyait d'autre remède à sa peine que la mort.
Quand sa vieille et pitoyable esclave l'eût mise dans le secret, sachant que Beniomby
ne pouvait endurer leur séparation et qu'il désirait la mort, Velohanta fit ses préparatifs.
«Si la vie, à cause de la dureté de cœur de nos parents, ne peut nous réunir, pensa-t-elle, mieux
vaut mourir ensemble. La mort nous unira où rien ne pourra plus nous éloigner. »
Dès que la nuit fut venue, après avoir épié le sommeil de chacun, Raivo se glissa,
sans bruit, dans la chambre de Velohanta, aida sa jeune maîtresse à se hausser et à redescendre. Puis, elle-même sortit en silence.
L'obscurité était profonde. On n'aurait pu distinguer à deux pas la forme ni la
couleur d'un bœuf. La vieille servante avait tout minutieusement prévu. Elles quittèrent
toutes deux le tamboho, sans donner l'éveil. Puis elles s'élancèrent, en courant, vers la
montée du lac.
Quand elles y arrivèrent, l'amoureux les attendait déjà.
La lune se levait juste à ce moment pour éclairer ce paysage désolé. Rien ne peut
rendre la désespérance et l'effroi de ce lieu maudit où rien ne croît et rien ne vit. Parvenue à
son sommet, la montagne, bouche d'enfer, s'effondre brutalement, par des parois abruptes,
en un entonnoir empli d'une ombre épaisse. En bas, on aperçoit vaguement une eau lisse
et lourde comme la surface d'un métal. Qui tomberait en ce gouffre sans fond n'en remonterait jamais. Et cette eau si pesante, en se refermant, ensevelirait pour toujours ceux qu'elle
aurait reçus.
Dès qu'ils s'aperçurent, les deux amants se précipitèrent l'un vers l'autre et s'étreignirent sans fin. Ils ne pouvaient parler, tant leur émotion était intense. Ils ne parvenaient
^as à desserrer leur embrassement. Pour eux le temps et la vie étaient suspendus.
A quelques pas, la vieille Raivo, au spectacle attendrissant de cette affection ardente
et pure, ne pouvait contenir ses sanglots.
Ils rappelèrent le souvenir de leur enfance toujours étroitement mêlée. «O mon doux
Beniomby, disait Velohanta, me voici en tes bras parée de ma jeunesse et de ma virginité
qui ne seront jamais qu'à toi. Le sort nous a unis. L'amour a grandi en nos cœurs. Mais
rien ne peut fléchir nos parents. Je ne veux plus te quitter. J'ai vécu prisonnière en une
existence sans goût, puisque tu n'étais plus près de moi. Crois-tu que je puisse l'abandon
ner ? Fuir est impossible. Nous n'avons nul toit pour nous abriter et notre détresse est si
grande que nous serions exposés à en mourir. Mon père pourrait aussi nous rejoindre pour nous séparer définitivement. Vivante, je ne puis devenir ta femme. Toi, loin de moi, tu
mourrais. Je ne pourrais te survivre. Si tu dois mourir, que ce soit avec moi. La mort, dans
tes bras, n'a rien pour m'effrayer. 0 mon bien-aimé, faisons nos adieux à la vie qui
commençait à peine et lions-nous indissolublement tous deux dans la mort.» Beniomby,
tenant toujours étroitement embrassée sa Velohanta aimée, murmurait : «O mon adorée,
chair de ma chair, tu es trop jeune pour songer à mourir. La vie s'ouvre pour toi avec tant de
promesses. Laisse-moi seul m'évader où la souffrance disparaît. J'ai seulement désirée te
revoir avant. Mais toi, vis et espère. Mon esprit sera toujours près de toi car nul ne l'en
pourra chasser désormais.» Mais Velohanta, de sa main légère, lui fermait doucement les
lèvres : «Non, toute ma jeunesse et toute ma richesse ne me serviraient de rien. Toi que j'ai
de plus cher, cède à ma prière. Puisque la vie nous sépare, réfugions-nous tous deux
ensemble dans la mort.»
Alors, ils se serrèrent encore plus étroitement. Ils chantèrent unis, à voix dolente,
les airs qui avaient bercé leur enfance commune. Ils pleurèrent silencieusement leur brève
jeunesse et leur stérile tendresse.
La lune brillait de sa lumière crue dans un ciel sans étoile.
Les deux amoureux, toujours enlacés, descendirent lentement par une pente moins
raide. Parfois, ils s'arrêtaient pour s'étreindre à nouveau et se sourire au travers de leurs
larmes. L'esclave effrayée s'approcha. Mais rien n'existait déjà plus pour les deux désespérés. L'eau verte les attirait. La paroi devenait plus droite. Ils ne pouvaient descendre plus
bas. Dans un élan d'un amour infini, ils se fondirent l'un dans l'autre. Puis, sans un cri, sans
un regard autour d'eux, les bras amoureusement enserrés, ils s'élancèrent dans le gouffre.
L'eau glauque et pesante s'ouvrit sans bruit, comme par une main invisible. Leurs
deux corps qui n'en formaient plus qu'un disparurent. Et l'eau, sans une ride, sans un écho,
se referma sur eux, comme la pierre d'une tombe.
Raleva, dont la voix s'altérait peu à peu, s'arrêta soudain : «Pardonnez-moi, dit-il,
je ne puis évoquer le souvenir de ce touchant sacrifice sans me sentir remué d'une tristesse
indicible. La vie est douce, la lumière est chère, certes, et quel cœur ne se serrerait devant
la mort de ces deux jeunes amants ?»
« Poursuis Père dirent aussitôt filles et garçons qui l'écoutaient, émus au bord des larmes.»
Et le vieux conteur reprit : La vieille Raivo se précipita vers l'endroit où ils avaient
disparu. Son œil dilaté ne distinguait plus rien. Elle poussa un cri de douleur sauvage.
Puis, s'élançant vers la demeure de Radaoro et l'éveillant : « Maître, gémit-elle, puissent de
telles paroles ne jamais sortir de ma bouche. Mais le malheur a visité ton toit. Je dormais et
n'ai rien entendu. A mon réveil, quand je suis entrée dans la chambre de Velohanta, je ne l'y
ai plus vue. Son lit était vide et la fenêtre ouverte. J'ai aussitôt couru en tous sens pour la retrouver. Je suis montée jusqu'au lac. Là j'ai entendu le bruit de deux corps qui tombaient. Je me
suis approchée. Rien n'apparaissait plus. Ce sont nos deux enfants, j'en suis sûre. »
Radaoro affolé réveilla sa femme et ses serviteurs. Tous coururent vers Tritriva.
Ils cherchèrent, mais en vain. Nul cri ne troublait le silence morne, nulle ride ne plissait
l'eau impassible.
Un des jeunes serviteurs s'offrit à descendre tout près du bord.
A peine y parvenait-il qu'il s'arrêta stupéfait. Dans le lac, près de sa rive, à un
endroit où nul ne les avait jamais aperçus, se dressaient deux jeunes arbustes couverts d'un
feuillage vert tendre et touffus. Leurs deux troncs tellement emmêlés n'en formaient plus
qu'un. En s'agrippant aux rochers du bord, il atteignit une des branches qu'il cassa. De la
blessure un liquide rouge comme du sang s'égoutta aussitôt. Comme il remontait pour
porter à son maître la branche mystérieuse, il trébucha et tomba dans le lac. Son corps
disparut sans trace. D'autres descendirent, à leur tour, pour essayer de le sauver. A chaque tentative, les malheureux, pris de vertige, précipités disparaissaient sous l'eau glauque et
toujours immobile.
Rangory, qu'on avait prévenue, arriva. Je ne puis vous dire sa douleur. Elle faisait
peine à voir. Sa vie n'avait plus de sens. Elle avait perdu ce qu'elle avait de plus cher, son
fils, son unique tendresse.
Le vieux Radaoro et sa femme languissante, devant cette douleur poignante, s'approchèrent. Ils la soutinrent pour remonter. Ils ne tentaient même pas de calmer ses
sanglots, car eux-mêmes gémissaient ensemble. C'est tous trois, courbés sous l'épreuve, qu'ils
s'acheminèrent vers leur demeure. « 0 mère, lui dit Radaoro, le remords vient trop tard.
Ils ne sont plus, nos enfants, joie et orgueil de notre vieillesse. Le châtiment passe notre
entendement. Mais puisqu'ils ont péri par notre refus de les unir, que leur mort, au moins,
nous assemble. Tu ne peux demeurer seule dans ta détresse à pleurer notre calamité commune. Ma tête blanche, sous l'adversité qui l'accable, perd la raison et penche vers le
tombeau. Pour le peu qui nous reste à vivre, soyons unis jusqu'à la fin tous trois pour
pleurer nos enfants dans une même douleur. »
Ce n'étaient plus que trois vieillards effondrés sous la peine, oublieux de ce qui les
avait divisés, gémissant sur l'irréparable destin.
Et le vieux Raleva termina : De longues années ont passé depuis, ô jeunes qui
m'écoutez, vous chez qui vibre encore la flamme ardente de l'amour. Mais nul n'oubliera la
touchante histoire des amants de Tritriva. Tous les poètes de chez nous, en leurs strophes
émues, tous les conteurs, au son de la douce valiha, rediront inlassablement cette douloureuse idylle d'amour et de mort, ce chant désespéré des deux jeunes amants qui se chérissaient trop pour que rien pût altérer leur invincible amour.
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